D.H. Lawrence
Birds, Beasts and Flowers, 1923
Colibri
Je peux imaginer, dans quelqu’autre monde
Primitif, muet, il y a bien longtemps
Dans cette terrible inertie, à peine animée d’halètements et de vrombissements,
Des colibris qui dévalaient les avenues.
Avant la première âme,
Lorsque la vie n’était qu’un soulèvement de Matière, à moitié inanimée,
Ce petit éclat se détacha avec brio
Et fila en bourdonnant entre les larges tiges alanguies et succulentes.
Je crois qu’il n’y avait alors aucune fleur,
Dans le monde où le colibri devançait la création.
Je crois qu’il perçait les veines des lentes plantes de son long bec.
Il était sûrement grand
Comme la mousse et les petits lézards, dit-on, furent un jour grands.
C’était sûrement un monstre, piquant et terrifiant.
Nous l’observons par le mauvais côté du long télescope du Temps,
Par chance pour nous.
Española
Chauve-souris
En soirée, assis sur cette terrasse,
Quand le soleil de l’ouest, au-delà de Pise, au-delà des Monts Carrare
Part, et le monde est pris de surprise...
Quand la lasse fleur de Florence s’assombrit sous l’éclat
Des brunes collines alentour...
Quand sous les voûtes du Ponte Vecchio
Une lumière verte traverse les flots, à fleur d’eau, depuis l’ouest,
À contre-courant de l’obscur Arno...
Lève les yeux, et tu verras ces choses voler
Entre le jour et la nuit ;
Des hirondelles déroulent le fil noir et cousent les ombres entre-elles.
Une descente en piqué, et une rapide parabole sous les arches du pont
Où la lumière se faufile encore ;
Et soudain en l’air, une chose tourbillonne sur elle-même
Et plonge dans l’eau.
Et l’on se dit :
“Les hirondelles volent bien tard !”
Des hirondelles ?
Sombre boucle aérienne
Mais rate la parfaite boucle...
Un soubresaut, un gazouillis, un frisson élastique en plein vol
Et dans le ciel, des ailes en dentelle,
Comme un gant, un gant noir jeté vers la lumière,
Qui retombe.
Des hirondelles ? Jamais !
Des chauve-souris !
Les hirondelles sont parties.
En un instant furtif, les hirondelles laissent la place aux chauve-souris
Près du Ponte Vecchio...
La relève de la garde.
Des chauve-souris, et un froissement désagréable dans les cheveux
Lorsqu’elles frôlent nos têtes !
En volant follement.
Pipistrello !
Sombre joueur d’un infinitésimal pipeau.
Petites mottes volant dans les airs, et leurs voix indéfinies, sauvagement vindicatives ;
Des ailes comme des toiles de parapluies.
Des chauve-souris !
Des créatures qui se pendent là-haut, comme de vieux haillons,
Et, répugnantes, dorment la tête en bas.
Pendues à l’envers, comme des rangées de vieilles guenilles répugnantes
Un rictus dans leur sommeil.
Des chauve-souris !
En Chine, la chauve-souris est symbole de joie.
Pas pour moi !
L’Éléphant prend son temps pour s’accoupler
L’éléphant, cet antique animal, immense,
Prend son temps pour s’accoupler ;
Il trouve une femelle, et sans impatience,
Ils préfèrent s’attarder
Pour que la sympathie dans leurs cœurs timides et vastes
lentement, très lentement grandisse
le long du lit de la rivière, ils passent
et paissent et se rafraîchissent
et filent paniqués à travers les fourrés
de la forêt avec le troupeau,
et dans un massif silence dorment, et sont réveillés
ensemble, sans un mot.
Ainsi, les cœurs brûlants des éléphants
lentement, s'emplissent de chaleur
et les immenses bêtes s’accouplent en secret, finalement,
cachant leur ardeur.
Les plus anciennes et les plus sages de toutes les bêtes,
elles savent donc bien,
comment patienter pour la plus solitaire des fêtes,
le plus complet festin.
Ils ne s’arrachent pas, ils ne se déchirent pas ;
leur sang massif
se déroule comme les marées lunaires, s’approche, plus proche, là,
jusqu'à ce que dans les flots ils s’unissent.
Tortoises, 1921
Bébé tortue
Tu sais ce que c’est de naître seul,
Bébé tortue !
Le premier jour à extirper peu à peu les pieds de ta carapace,
Pas encore éveillé,
Et demeurer affalé sur la terre,
Pas tout à fait vivant.
Minuscule et fragile haricot, semi-inanimé.
Fendre ta minuscule bouche en bec, qui paraît ne jamais pouvoir s’ouvrir,
Comme une porte de fer ;
Pour séparer le haut d’un bec de faucon de sa base inférieure
Et atteindre ton frêle petit cou
Et mordre pour la première fois dans un petit brin d’herbe,
Seul, petit insecte,
Petit œil brillant,
Toi, si lent.
Prendre ta première bouchée en solitaire
Et poursuivre ta chasse, lente et solitaire,
Ton petit œil sombre et luisant,
L’obscure nuit agitée de ton œil,
Sous sa molle paupière, minuscule bébé tortue,
Si farouche.
Jamais personne ne t’a entendu te plaindre.
Tu tires ta tête en avant, lentement, hors de ta petite cornette
Et avances en te traînant, sur tes quatre orteils en épingles,
Ramant lentement en avant.
Où donc vas-tu, petit oiseau ?
Plutôt comme un bébé qui fait travailler ses membres,
Sauf que tu fais de lents progrès, éternels
Et qu’un bébé n’en fait aucun.
La caresse du soleil t’éveille,
Et les longues années, et le froid qui persiste
Te font ralentir pour bailler,
Ouvrir ta bouche insensible,
Soudain en forme de bec, grande ouverte, comme des tenailles béantes ;
Une molle langue rouge, et de fines et dures gencives,
Puis refermer l’angle de ta petite façade montagneuse,
Ta tête, bébé tortue.
Le monde t’émerveille-t-il, quand tu tournes lentement ta tête dans sa cornette
Et le regarde avec des yeux laconiques, noirs ?
Ou le sommeil t’envahit-il de nouveau,
Toi, l’inerte ?
Il est si difficile de te réveiller.
Peux-tu même t’émerveiller ?
Ou est-ce juste ta farouche volonté et la fierté de la première vie
Mirant tous azimuts
Et tanguant doucement contre l’inertie ;
Cette fière volonté qui paraissait invincible ?
L'immense torpeur,
Et le bel éclat de ton minuscule œil,
Toi, challengeur.
Non, minuscule oiseau à carapace,
Quelle immense, vaste torpeur contre laquelle tu dois ramer,
Quelle incalculable inertie.
Challengeur,
Petit Ulysse, précurseur,
Pas plus gros que mon pouce,
Buon viaggio.
Toute la création animée sur tes épaules,
Tu avances, petit Titan, sous ton bouclier de combat.
Le pondéreux, prépondérant,
Univers inanimé ;
Et tu bouges lentement, en pionnier, tout seul.
Que ton voyage semble vivant désormais, sous le soleil agité,
Atome stoïque, Ulysséen ;
Tout soudain hâtif, imprudent, sur la pointe des orteils.
Petit oiseau muet,
Ta tête à moitié reposant hors de ta cornette
Dans la paisible dignité de ton éternelle pause.
Seul, sans ressentir ta solitude,
Dès lors six fois plus solitaire ;
Comblé par la lente passion de tanguer à travers des temps immémoriaux
Ta petite maison ronde au milieu du chaos.
Par-dessus la terre du jardin,
Petit oiseau,
Par-dessus le bord de toute chose.
En voyageur,
Ta queue légèrement rentrée sur le côté
Comme un gentilhomme en longue redingote.
Toute la vie sur tes épaules,
Invincible précurseur.