top of page

Dans le sang versé

Ruth Mancini

Prologue

   Bzzz, clac ; la porte s’ouvre et se ferme. Le service est silencieux et les lumières tamisées. Les enfants dorment, l’équipe de nuit fait sa ronde, jette un coup d’œil aux observations, consulte les dossiers. Il fait bon et il ne porte que sa couche. Sa petite poitrine se soulève et s’abaisse de manière encore trop laborieuse. Ses doigts frôlent le petit lit, où le cathéter passe entre les barreaux, une simple ligne rouge qui permet à son sang de circuler jusqu’à la machine dont il a besoin pour vivre.
  Elle se penche sur le berceau et observe l’enfant. Ses paupières s’agitent en rêve. Ses mains s’ouvrent et se ferment à côté du lapin bleu
qu’il est encore trop faible pour agripper. C’est un beau bébé, cela ne fait aucun doute. Elle se baisse un peu plus et caresse la mèche blonde,
humide, sur son front, puis le prend doucement dans ses bras, en faisant bien attention à ne pas déloger le tube scotché sur sa poitrine.
Elle l’étreint pendant un instant, sent le poids de sa tête sur son avant-bras, respire sa douce odeur d’enfant, avant de le reposer délicatement.
  Il n’a pas bougé. Il ne se réveillera pas. Il a l’air paisible, détendu. Ses yeux se portent sur le sparadrap en forme de trèfle qui main-
tient le tube en place, juste sous son aisselle. Ses doigts s’avancent, caressent les bords rugueux, là où ils rencontrent la douceur de sa
peau de bébé. Son ongle gratte le pansement et l’ôte un peu, puis un peu plus, jusqu’à ce qu’il se retire complètement. Elle tire sur le
tuyau et le dépose sur les draps, à côté de lui. Une petite tâche écarlate apparaît bientôt.
  Il est l’heure de partir maintenant, de le laisser dormir.
  Elle étend sur lui la couverture parfaitement pliée sur le meuble à côté du berceau, et s’éloigne en silence.

1

   Nous sommes un mardi, au beau milieu du mois d’août, quand je reçois l’appel. Ben m’a tenue éveillée la moitié de la nuit et je suis arrivée au bureau avec son repas (purée de carottes et ricotta, mouillettes à la pâte Marmite, yaourt Peppa Pig), et il est à la crèche avec le mien (salade thon-haricots et eau pétillante). Il est onze heures et demie quand le téléphone sonne et je suis en train de jouer à ce jeu, celui où je divise le temps en quarts gérables. J’ai réussi à dépasser le petit-déjeuner et la réunion quotidienne de l’équipe chargée des crimes en milieu de matinée et, à l’heure du déjeuner, la moitié de la journée se sera écoulée. Il n’en restera plus que deux quarts – il m’est impossible de l’envisager comme une période de quatorze heures, c’est bien trop long – avant de pouvoir ramper sous ma couette et de fermer les yeux, même si ce n’est que pour quelques instants.

   Je décroche le téléphone. Lucy, notre réceptionniste, me dit : « Annalise Finch pour toi », puis passe la main.

   « Sarah ! Comment vas-tu ? » Je sais qu’Annalise est sincère et attend une vraie réponse, ce qui n’est pas le cas de tout le monde.

   « Oui, ça va, ça va », lui dis-je. Je sens le picotement amer des larmes qui montent. C’est ma réaction, latente, pavlovienne, à n’importe quel geste de sympathie à mon égard, quelle que soit son importance. Annalise est une ancienne collègue de bureau, mais c’est aussi une amie. Vais-je lui dire que je n’ai pas eu une bonne nuit de sommeil depuis des mois ? Que ma tête bourdonne et que j’ai mal aux orbites ? Dois-je la prévenir que je crains d’ouvrir la bouche et de parler, les jours comme celui-ci, de peur de mélanger les phrases ou d’oublier les noms ?

   Je connais assez bien Annalise pour savoir qu’elle n’est pas du genre à juger. En plus, elle a eu des enfants en bas âge, elle peut donc comprendre ce que je vis. À moitié. Parce que ses enfants sont ordinaires, des enfants simples, bien sûr. Ses enfants sont normaux. Je me demande brièvement si je pourrai un jour penser aux enfants ordinaires et normaux d’une autre femme, sans sentir le chagrin et la douleur m’envahir.

   « Sarah, dit-elle, tu es toujours là ?

   — Pardon, oui. Comment vas-tu, toi ? Je suis contente d’avoir de tes nouvelles. »

   C’est vrai. J’avais oublié à quel point j’apprécie Annalise, ou Anna, comme je l’ai toujours connue. Elle est avocate en droit de la famille. Elle est quelquefois appelée avocate en divorce, mais ce n’est pas vraiment ce qu’elle fait. Elle s’occupe principalement de la garde des enfants, et plus spécifiquement des dossiers de droit public. Lorsqu’il y a une problématique de protection des enfants, et que l’autorité locale veut les placer. Nous nous voyions parfois au tribunal judiciaire quand nous travaillions toutes les deux chez Cartwright & Taylor, et lorsque nous finissions toutes les deux tard, ce qui se produisait souvent, nous nous arrêtions boire un verre en sortant du travail.

Bien sûr, c’était avant Ben. Je ne peux plus faire ce genre de choses maintenant, mais je suis heureuse d’entendre une voix amicale au téléphone, celle de quelqu’un avec qui – un jour comme celui-là, où je me sens vraiment au plus mal – je n’ai pas à faire semblant d’être une espèce de superwoman de ma profession, à l’instar de celles décrites dans la Law Society Gazette.

   « J’aimerais vraiment discuter, reprend Anna, mais écoute, j’ai un dossier pour toi. »

   Sa voix résonne un peu dans le combiné. Je devine qu’elle est sur haut-parleur.

   « C’est grave. C’est une tentative de meurtre. Sur un enfant. »

   Et la voilà partie. Elle parle rapidement et ce qu’elle dit m’échappe. J’attrape un stylo, un carnet et cherche une feuille blanche. Au même moment, je frôle ma tasse de café et le liquide brun passe par-dessus bord, et s’étale sur mon bureau. Je me sens instantanément envahie du besoin irrépressible de frapper quelqu’un ou de me jeter par la fenêtre, la petite flaque devant moi ayant atteint dans mon esprit les proportions de l’Atlantique à cause du manque de sommeil. À la place, je coince le téléphone sous mon menton, sors de mon sac un paquet de lingettes pour bébé, en prends une poignée et les laisse tomber, une à une, sur le bureau.

   « Je pense que tu es la meilleure personne pour ce travail, finit-elle.

   — Je suis vraiment désolée, Anna. Je n’ai pas tout saisi. Pourrais-tu reprendre depuis le début ?

   — Oh, bien sûr – elle attrape le combiné, et sa voix devient plus claire – c’est une de mes clientes. Elle est accusée d’avoir tenté d’assassiner son bébé de onze mois. Elle s’appelle Ellie. C’est une jeune maman, elle a vingt ans. En bref, elle l’a empoisonné. Puis, alors qu’il était hospitalisé, elle a pénétré dans le service et essayé de le tuer à nouveau.

   — Mon Dieu, comment ?

   — Il était sous dialyse après que ses reins ont lâché. Elle a retiré le tube – un cathéter – qui renvoyait le sang, une fois épuré, dans son corps, mais bien sûr, la machine a continué de pomper. Puis elle a étendu une couverture sur lui pour le cacher. Il en est presque mort.

   — Mon Dieu. On a la preuve que c’était bien elle ?

   — Personne ne l’a vue faire. Mais elle était là quand ils l’ont trouvé. Elle dormait sur un lit de camp à côté de lui – ou faisait semblant de dormir, selon la police – puis une infirmière a repéré une mare de sang sous le berceau. Il en avait perdu à peu près un quart et était en arrêt cardiaque. Ils ont réussi à le réanimer, mais son état est toujours critique.

   — Dans quel hôpital se trouve-t-il ?

   — L’hôpital Saint-Martin, à Southwark. »

   Je ressens une vive pointe de douleur. Saint-Martin. Le même hôpital. Je jette le paquet de lingettes trempées dans la poubelle sous mon bureau et me rassieds bien droite sur ma chaise. Je peux voir le service, je peux sentir sa chaleur, l’odeur d’antiseptique. Je peux voir le berceau et la couverture – blanche, crochetée, avec la bordure bleu et blanc de Saint‑Martin. Je peux voir le bébé, pâle et immobile. Je peux tout voir, comme si j’y étais.

   « Elle se trouvait aussi avec lui lorsqu’il a été empoisonné », ajoute Anna.

   Je prends un nouveau carnet dans mon tiroir.

   « Comment a-t-il été empoisonné ?

   — Avec du sel.

   — Du sel ?

   — Oui. Cela cause un déséquilibre des électrolytes qui peut être fatal. On appelle ça l’hypernatrémie. »

   Je réfléchis un instant. Je pense à Ben.

   « Comment force-t-on un enfant d’un an à en ingérer une telle quantité ?

   — Je ne sais pas, mais quelqu’un l’a fait. Et il était avec elle. Ellie. Elle l’avait pour la nuit, sans supervision, pour la première fois depuis des mois. À ce moment-là, il était placé. Il lui avait déjà été retiré.

   — Pourquoi ?

   — Ils avaient trouvé des blessures, des bleus et des brûlures, quand il avait à peu près huit mois. C’est comme ça que j’ai eu le dossier. Mais on a pu se battre cette fois-là. Le rapport de notre expert était favorable : il disait qu’on ne pouvait être certain que ces blessures étaient intentionnelles. Elle était en bonne voie pour en récupérer la garde, puis son fils est admis à l’hôpital avec ce que l’on pensait être un virus, mais était en fait un empoisonnement au sodium.

   — Et ils l’ont laissée seule avec lui, dans sa chambre ?

   — Ils le savaient gravement malade, mais ignoraient qu’il s’agissait d’un empoisonnement à ce moment-là. Ils ne l’ont su qu’après avoir reçu le résultat des analyses. »

   Anna fait une pause. Mon stylo hésite au-dessus de la page tandis que je digère l’information.

   « Je dois admettre que ça ne sent pas bon pour elle, dit Anna. Le dossier d’accusation avance que les trois différentes occurrences de dommages corporels dressent un portrait d’ensemble de maltraitance délibérée. Elles se complètent. Ça semble coller. Et Ellie… eh bien, malheureusement, elle ne fait pas très bonne impression.

   — Pourquoi ? Que dit-elle ?

   — Oh, elle nie. Elle nie tout. Elle proteste qu’elle ne ferait jamais de mal à son enfant. Mais l’interrogatoire ne s’est pas très bien déroulé. Elle est incapable d’expliquer comment cela a pu se produire, dans aucune des situations, elle répète seulement que ce n’était pas elle. Comment dire ? Elle ne fait pas preuve de bonne volonté dans ses réponses. Elle s’énerve, puis se referme comme une huître. Je sais qu’elle a peur. Elle-même est une enfant placée, elle a grandi dans un foyer à Stockwell. Et, à l’instar de beaucoup de jeunes, elle est naturellement réticente et méfiante envers les autorités. Elle pense que personne ne va croire sa version des faits. Et ça ne passe pas très bien. Elle a l’air… un peu trop sur la défensive. Et secrète, comme si elle cachait quelque chose.

   — Quels sont ses antécédents ?

   — Des vols. Voitures, et autres, quand elle était mineure. Sûrement la pression du groupe. Rien qui ne ressemble à ça, et rien depuis un moment.

   — Alors, quand est prévue la première audition ? »

   Je lève les yeux vers la porte lorsque Matt, mon collègue, entre. Il retire sa veste et s’assied au bureau à côté du mien. Je lui adresse un bref sourire. Il y répond par un rictus et allume son ordinateur.

   « C’est bien ça le problème, explique Anna. Elle est déjà passée. Le dossier a été transféré à la Cour de la Couronne d’Inner London, Ellie a été renvoyée à Bronzefield. Elle fait une demande de mise en liberté demain.

   — Demain !?

   — Je suis désolée, je sais que le délai est court. J’étais en vacances quand ils l’ont arrêtée et inculpée. Nous sommes allés au Sri Lanka, Tim, les filles et moi, pendant quinze jours. Je ne l’ai appris qu’en reprenant le travail ce matin.

   — Le Sri Lanka. Ouah, ça doit être incroyable. »

   Je ne peux m’empêcher de ressentir une bouffée de jalousie, je ne peux plus faire ce genre de voyages maintenant.

   « Tu serais d’accord pour le faire ? Enfin, j’y ai pensé… que ça pouvait te rappeler de mauvais souvenirs. Mais, c’est pour cette même raison que je crois que tu es la meilleure personne à qui confier l’affaire. Tu as passé beaucoup de temps à l’hôpital quand Ben était petit. Tu sais ce que c’est que d’avoir un enfant malade.

   — Oui, je… c’est bon. Vraiment. Je veux le faire.

   — Super ! Ellie a demandé un avocat commis d’office au commissariat, et de nouveau lorsque le dossier a été envoyé à la Cour de la Couronne, mais elle veut te constituer avocate, sur ma recommandation. Je sais que tu auras besoin d’elle au tribunal, donc j’ai requis qu’elle soit présente. Elle signera une autorisation de transfert demain, et elle est d’accord pour que nous parlions de l’affaire. J’ai quelques documents à te donner. Je vais devoir y aller, un client m’attend. On peut se retrouver pour déjeuner, si tu veux ? »

   Nous nous donnons rendez-vous dans un pub calme, hors des sentiers battus, à Gray’s Inn Gardens. D’habitude, je ne prends pas de vraie pause repas. Je n’ai pas le temps. Néanmoins, c’est pour le travail, et je suis contente d’avoir une excuse pour voir Anna. En plus, la purée ne me fait pas plus envie que cela.

   Oh non ! J’attrape mon téléphone. Le repas de Ben. Je n’ai toujours pas appelé la crèche pour expliquer la situation et leur demander bien gentiment de trouver quelque chose à manger pour lui dans leur cuisine, juste pour aujourd’hui. Je devais le faire il y a presque une heure. Mais je dois aussi trouver un avocat pour demain. Le délai est déjà court et, en plus, ce sont les vacances. Je force mon cerveau à fonctionner. Que faire en premier ?

   Je regarde les touches lumineuses sur mon téléphone avant de chercher le numéro de la crèche parmi mes favoris. Il est onze heures quarante-cinq. Tout ira bien. Ils ont forcément un yaourt en plus. Quoi d’autre ? Je me creuse la cervelle. Un fruit. Ils ont toujours des fruits. Il peut manger des fruits mous. Du melon, une banane, tout ça. Oh la la, ils ne vont pas essayer de lui faire manger ma salade au moins ! Non, ils sont au courant. Ils savent, Sarah. Arrête de t’inquiéter. Ils ne vont pas le laisser s’étouffer.

   La responsable, Lisa, décroche le téléphone. J’adore Lisa. Vraiment. Je l’aime. C’est mon héroïne, ma sauveuse, et la seule personne, avec Helen, l’aide principale de Ben, qui a passé assez de temps avec lui pour le connaître aussi bien que moi. Elle me rassure avec un calme exemplaire en disant qu’ils ne laisseront pas Ben s’étouffer ou mourir de faim, qu’il a passé une très bonne matinée, à faire tourner les roues d’un landau de poupée à l’envers la plupart du temps.

   Je la remercie mille fois, lui dis que je serai là à dix-huit heures, puis trouve le numéro du cabinet d’avocat du 5, Temple Square. Kevin, le réceptionniste, me répond que Dan Bradstock – qui aurait été parfait pour ce dossier – s’occupe déjà d’un procès de cinq jours au Bailey, mais que Will Gaskin – je connais un Will Gaskin, moi ? – est à la Cour de la Couronne demain pour d’autres affaires, si je veux lui confier le dossier ?

   « Oui, je connais Will. Merci, je vous envoie les documents par email cet après-midi. »

   Je raccroche et le téléphone sonne instantanément. Une seule longue sonnerie continue : il s’agit d’un appel interne. C’est mon supérieur, Gareth :

   « Pouvez-vous venir ? demande-t-il.

   — Bien sûr. »

   Je traverse le couloir jusqu’à son bureau et toque à la porte. Il se lève pour m’accueillir et referme derrière moi. Je devine tout de suite, instinctivement, que quelque chose ne va pas. Il me désigne une chaise :

   « Asseyez-vous, Sarah. »

   J’obéis.

   — « Je ne vais pas tourner autour du pot », dit-il.

   Il croise et décroise ses jambes, fait pivoter son fauteuil pour me faire face, et se penche vers moi :

   « Il y a eu des plaintes. Vous concernant. »

   Mon cœur se serre.

   « Des plaintes ? De qui ? »

   Gareth me regarde un instant. Il se mordille la lèvre compulsivement.

   « C’est Robin Crowthorn ? Vous savez qu’il est schizophrène ? J’ai passé un temps fou à essayer de le calmer hier, mais il ne va pas bien. Il veut que j’engage une action civile contre la police. Il pense qu’ils l’ont mis sous surveillance grâce à une puce électronique dans son cerveau.

   — Ce n’est pas un client.

   — Ah bon ? »

   Cette fois, je suis sincèrement confuse.

   « Ce qui est ennuyeux, c’est que vous faites vingt pour cent de résultats en moins que le reste de l’équipe. Ils ont l’impression que vous vous reposez sur eux, que vous n’y mettez pas du vôtre. »

   Je suis stupéfaite d’entendre cela.

   « Quoi ? Matt ? Matt s’est plaint de moi ?

   — Ce n’est pas juste Matt.

   — Qui alors ?

   — On m’a dit que vous étiez au téléphone avec… la crèche de votre fils, très souvent. Et, que vous avez aussi pris un appel personnel qui a duré longtemps ce matin. »

   Lucy. Je respire profondément avant de répondre :

   « C’était pour le travail. Annalise Finch m’a contactée. Pour me donner une affaire de la Cour de la Couronne. Il s’agit d’une tentative de meurtre. Sur un bébé.

   — Vraiment ? répond Gareth en levant les yeux vers moi.

   — Oui, l’accusée fait une demande de mise en liberté demain. Je dois y être. Je suis désolée, mais quelqu’un d’autre devra s’occuper du tribunal judiciaire. »

   Son regard a d’abord l’air intéressé, puis ses yeux se plissent légèrement.

   « Êtes-vous sûre d’être la meilleure personne pour prendre une nouvelle affaire de la Cour de la Couronne ? Je veux dire… ce serait peut-être mieux d’envoyer Matt à votre place.

   — Quoi ? Pourquoi ? (Maintenant, je suis bouche bée.)

   — Parce que l’affaire va être chronophage et… il est clair que vous avez d’autres priorités. »

   Gareth a l’air mal à l’aise. À mon grand dam, je sens les larmes monter. Je sais que c’est le manque de sommeil, que je serais plus résistante si j’avais dormi quelques heures de plus. Je me tourne vers la fenêtre et cligne des yeux pour ne pas pleurer. Je réponds :

   « Ils font plus de résultats que moi parce qu’ils vont au commissariat le soir. Je ne peux pas faire ça. »

   Gareth prend un stylo et le tapote sur son bureau.

   « Je pense que cela fait partie du problème. »

   Je regarde le sol et cligne plus fort des yeux.

   « Je suis désolée. Mais, j’ai Ben, je ne peux pas…

   — Vous n’avez pas de la famille ? Quelqu’un qui pourrait…

   — Non. Je ne peux demander à personne.

   — Un baby-sitter, peut-être ? Et avant de dire quoi que ce soit, je sais que cela vous coûterait plus que ce que vous gagnez. Néanmoins, si vous faisiez preuve d’un peu de bonne volonté… Si vous pouviez être de service quelques soirs par mois, plus un week-end, tout le monde serait content. Cela montrerait que vous contribuez. Qu’en pensez-vous ?

   — Ce n’est pas si simple. Mon fils a besoin d’une aide particulière. »

   Le visage de Gareth reste impassible :

   « Sarah, je suis au courant de vos… difficultés personnelles. Au bout du compte, nous sommes tous débordés. Tout le monde a ses problèmes. »

   Je ne sais pas quoi répondre. Je le regarde un instant.

   « C’est compliqué à expliquer, mais… essayer de trouver quelqu’un pour le garder… quelqu’un qui peut s’en occuper… Je ne connais personne qui… mais ça ne veut pas dire que je ne travaille pas dur. Ça ne veut pas dire que je ne peux pas faire mon travail correctement.

   — Bon, soupire Gareth, si vous ne pouvez pas aller au commissariat en dehors des horaires de bureau, vous allez devoir mieux gérer votre temps. »

   J’ouvre la bouche, puis la referme. Gareth me sonde en silence. Je finis par répondre :

   « C’est à moi qu’elle a donné le dossier. Je sais que Matt a envie de voir plus grand, mais il s’agit de faire ce qu’il y a de mieux pour la cliente. Pour Ellie. » 

   Gareth me regarde dans les yeux un bon moment, puis acquiesce :

   « D’accord, j’enverrai Matt au tribunal judiciaire demain. Mais, n’oubliez pas que vous avez d’autres affaires. Faites ce que vous pouvez pour rattraper le temps perdu. Vous voyez votre cliente, vous prenez les informations, vous dites au revoir. Pour Robin Crowthorn, débarrassez‑vous‑en. Renvoyez-le.

   — Plus facile à dire qu’à faire. Il ne va pas bien. Il pense qu’on le surveille et qu’on le suit. Il a peur.

   — Nous ne sommes pas des assistants sociaux, Sarah. On ne nous paie pas pour nous occuper de ce genre de choses. Les temps sont durs. C’est comme ça.

   — Ce sera tout ? dis-je en me levant.

   — Oui, pour l’instant. » 

   Il me rappelle lorsque j’atteins la porte. Je me retourne.

   « Vous avez dit “un bébé” ?

   — Oui, de onze mois. » 

   Ses yeux se plissent à nouveau. Son ton est tout sauf amical lorsqu’il répond :

   « Ne vous impliquez pas trop. C’est tout. » 

bottom of page