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Animaux invisibles
MYTHE, VIE ET EXTINCTION

Gabi Martínez, Jordi Serrallonga
Illustrations de Johanna Santamans
Traduction de l’espagnol (Espagne) vers le français

Année universitaire 2022-2023
Mémoire de Master Traduction Littéraire

PRÉFACE
VIGGO MORTENSEN
Voyageur


  De la main de l’écrivain et voyageur Gabi Martínez, et de l’archéologue, naturaliste et explorateur Jordi Serrallonga, agrémenté des illustrations de l’artiste Joana Santamans, Animaux invisibles décrit autant des espèces éteintes que nous ne pouvons plus observer, que ces animaux vivants que nous ne voyons pas ou qu’il est difficile d’apercevoir en raison de leur mode de vie et de notre activité à nous, les êtres humains, nuisible à ces espèces et à leurs écosystèmes.
  Ce livre présente des concepts et des données académiques relevant des sciences naturelles, dans un langage accessible au lecteur qui ne serait pas spécialiste. Avec ses deux facettes, naturaliste et littéraire, il forme un catalogue de ce qui fut et a pu être, de ce qui pourrait exister et que nous voudrions découvrir.
  Je ne suis moi-même pas scientifique, même si, depuis mon enfance, le monde naturel et l’étonnante diversité de la faune et de la flore de notre planète m’ont toujours intéressé. J’ai passé de très bons moments avec les textes et les magnifiques illustrations de ce livre ; j’en ai appris ce qui est vérifiable et ai rêvé à ce que l’on peut imaginer. Cela m’a fait penser aux nombreuses choses que je veux voir et savoir, et, en même temps, m’a fait accepter que je ne pourrai jamais tout observer, et que ce n’est pas si grave. Dans le chapitre dédié au bec-en-sabot du Nil, un homme qui vit au bord du lac Albert en Ouganda dit : « Il existe beaucoup de choses que je n’ai jamais vues, mais en lesquelles je crois. Ce serait vraiment bête de croire que le monde n’est que ce que je vois moi ». Les auteurs de cet ouvrage écrivent eux-mêmes que « une science sans imagination est une science sans génie ».
  En 1955 fut publié un livre intitulé Sur la piste des bêtes ignorées, signé de la main du zoologue franco-belge Bernard Heuvelmans, à qui, avec le zoologue Ivan T. Sanderson, on attribue le terme de cryptozoologie. Heuvelmans la définit comme « l'étude des formes animales encore inconnues pour lesquelles sont seulement disponibles des preuves testimoniales ou circonstancielles, ou des preuves matérielles considérées comme insuffisantes par d'aucuns ».
  Le mot cryptozoologie vient du grec : kryptos « caché », zoon « animal » et logos « étude » ; c’est-à-dire, l’étude des animaux cachés. Bien qu’Heuvelmans soit considéré comme le père de la discipline, il reconnaît qu’Anthonie Cornelis Oudemans, qui enquêta sur le mythe du grand serpent de mer en 1892, est pionnier en la matière. Depuis la publication du livre d’Heuvelmans, de nombreux essais et livres sur la cryptozoologie ont vu le jour. Il existe également bien des pages internet écrites par des passionnés. Même si, en de rares occasions, la cryptozoologie suit une certaine logique académique – satisfaisant à sa manière l’intérêt public pour les récits fantastiques qui inspirent la science-fiction depuis l’époque de Jules Verne – on peut la qualifier de discipline pseudo-scientifique : elle est exclusivement centrée sur des animaux mystérieux ou mythiques qui pourraient exister selon les croyances de quelques personnes, sans que des preuves indiscutables en attestent.
  Animaux invisibles décrit également certaines créatures qui existent dans notre imaginaire. Le livre, tout en tenant compte de l’importance pour les êtres humains des legs et des légendes strictement mythologiques, garde une approche principalement scientifique.

   Si les zoologues mettent au jour de nouvelles espèces chaque année et avancent les preuves de leurs découvertes, les cryptozoologues, eux, n’ont jamais pu vérifier l’existence d’un seul « cryptide ».
  J’ai l’impression que, bien que leurs conjectures soient fascinantes, les cryptozoologues essaient bien souvent d’utiliser des découvertes zoologiques et paléontologiques de façon aléatoire. Ils mélangent parfois des données hétéroclites, et associent les restes de divers animaux arbitrairement pour recréer les caractéristiques de soi-disant « cryptides », des animaux qui ne peuvent pas exister. En rejetant la recherche et la méthode scientifiques, ils ressemblent à celui qui veut faire un puzzle trop vite, de force, en assemblant des pièces qui ne s’emboîtent pas parfaitement. À l’inverse, les scientifiques, rigoureux, observent et construisent les puzzles avec patience, à partir de données empiriques et en approuvant l’emplacement d’une nouvelle pièce seulement lorsque celle-ci s’imbrique naturellement, sans forcer.
  Cela dit, pour pister l’invisible, on est obligé d’imaginer l’improbable, et si l’on cherche avec l’esprit ouvert, comme le font Martínez et Serrallonga, on finit toujours par trouver. Ce livre m’a appris, par exemple, que Michel Peissel a cherché en vain
le légendaire singe bipède géant appelé Yéti au Tibet, mais sa récompense, complètement inattendue, fut la découverte d’une nouvelle race de chevaux – surnommés « chevaux du Yéti » – dans l’ancien royaume de Nangchen. Selon moi, rêver n’empêche ni la connaissance ni la spéculation éclairée. Au contraire : rêver est indispensable au bon explorateur et académique.

   La lecture d’Animaux invisibles est très divertissante, mais elle sert aussi d’avertissement quant aux conséquences de notre constante intervention dans le monde naturel – sans jamais tomber dans le pamphlétisme. Le livre nous apprend à accepter que certains animaux ont de très bonnes raisons de se cacher de l’homme. Martínez et Serrallonga disent, à propos des différentes espèces et sous-espèces de gorilles en grave danger d’extinction qui continuent de peupler les forêts africaines : « Leur regard respectueux, qu’ils viennent de la côte, des rivières, des plaines ou des montagnes, n’est jamais direct, il est toujours en coin. Il faut apprendre à les observer, pas à les détruire ». Comme le racontent les auteurs, la modification de l’environnement par les êtres humains depuis le Néolithique a entraîné la disparition d’un nombre considérable d’animaux.
  Les explorateurs scientifiques nous permettent de visualiser, à travers l’étude des fossiles et d’autres outils d’analyse des sciences naturelles, des êtres singuliers que nous ne pourrions jamais observer autrement. Avec Animaux invisibles, nous accompagnons les auteurs dans les coins les plus reculés et exotiques de la planète : des jungles impénétrables à l’immensité des déserts inhospitaliers, de l’obscurité des abysses au toit du monde dans l’Himalaya. Ce que je retiens de ce livre, c’est surtout l’importance du voyage. Parvenir dans cet endroit dont on a rêvé ou trouver enfin un animal qui a toujours été invisible à l’homme, ce n’est pas le plus important. La recherche sans garantie de découverte est un objectif déjà précieux en soi.

   La facilité avec laquelle les auteurs nous transmettent leur passion de l’exploration, des leçons que nous tirons des êtres avec qui nous cohabitons et de la découverte des lieux reculés où ils habitent (ou pourraient habiter), peut nous servir d’inspiration pour vivre avec plus de compassion et de rationalité. Martínez et Serrallonga nous encouragent à respecter le fragile équilibre des espaces naturels que nous partageons avec d’autres animaux. Ces animaux, comme nous, veulent jouir de leur liberté et profiter à leur manière du court temps qui leur est donné. Pour prospérer, cohabiter, nicher, procréer, s’alimenter, migrer et disparaître quand ils le veulent, et comme ils le veulent. John C. Sawhill, ancien président de The Nature Conservancy, l’a très bien dit : « Une société se définit non seulement par ce qu'elle crée, mais aussi par ce qu'elle refuse de

détruire ».

EXTINCTION


  Des milliers d’animaux qui ont disparu continuent de peupler notre imaginaire. Défenses, fourrure, os, légendes… revivent sans cesse pour nous conter des histoires sur des temps où tout était – ou nous paraissait – plus grand.
  Des mammouths enfouis dans le permafrost sibérien à la gazelle aux deux noms des anciens territoires de la reine de Saba, leur présence détermine encore le caractère des peuples qui les ont côtoyés.
  La chasse excessive, le braconnage, l’abattage indiscriminé des arbres, le changement climatique ou la sélection naturelle sont quelques facteurs qui expliquent l’extinction d’espèces qui, en plus de passionner les paléontologues et les naturalistes, conditionnent encore aujourd’hui le présent de millions de personnes. De la contagieuse dévotion de Steven Spielberg pour certains colosses des mers à l’énigmatique « fantôme des forêts », nous avons réuni ici d’éternels récits sur les
derniers jours de Georges le solitaire – une tortue géante des Galápagos – ou sur le moa, le plus grand oiseau sans ailes ayant jamais habité sur Terre.

Mammouth laineux
Mammuthus primigenius
(Blumenbach, 1799)

   Dans le permafrost sibérien sont pris dans les glaces quantité de géants laineux. Leurs poils mesurent près d’un mètre de long et rappellent ceux du bœuf musqué, et leurs défenses sinueuses forment parfois des arabesques. « Des rats de la taille de bœufs », avait dit le tsar Pierre Ier le Grand quand il vit ses premiers spécimens. En effet, ce ne fut qu’un siècle et trois ans après
la mort de l’empereur qu’on appela ces bêtes à laine des « mammouths » (Mammuthus primigenius, pour être exacts).
  Le tsar vit ces rats géants tout juste décongelés, bien évidemment, car l’espèce s’est éteinte il y a des milliers d’années, même si elle existe bien, et pas seulement dans les mémoires. La Sibérie, et la région de la Yakoutie en particulier, est un congélateur rempli de faune préhistorique qui maintient les cadavres dans un parfait état de conservation : détail décisif qui explique pourquoi l’extinction la mieux étudiée au monde est celle du mammouth.
  Nous savons aujourd’hui que l’extinction massive du Quaternaire s’est achevée avec celle de la mégafaune, il y a entre 14 000 et 11 500 ans. Quelques mammouths résistèrent cependant à l’effondrement jusqu’en 1700 avant notre ère, lorsque les derniers individus succombèrent sur l’île Wrangel. L’hypothèse selon laquelle l’extinction serait due au changement climatique est envisagée, mais la majorité des experts s’accorde sur celle du rythme de chasse insoutenable.

   Lorsque, devant les restes d’un de ces pachydermes exotiques, Georges Cuvier fit remarquer qu’il ne s’agissait pas d’un éléphant, mais bien d’un autre type d’animal éteint, la société eut du mal à l’accepter. Qu’est-ce que cela voulait dire, « éteint » ? C’était un concept novateur, car on croyait encore à l’époque que toutes les espèces ayant jamais existé étaient celles des animaux vivants, descendants de ceux, plus ou moins identiques, sauvés par l’arche de Noé. La proposition de Cuvier fut un tournant dans l’histoire
et ouvrit en grand les portes d’un autre univers invisible.
  S’aventurer dans la toundra, les steppes herbeuses ou les forêts de la Sibérie gelée, c’est comme avancer sur des troupeaux de mammouths qui peuvent apparaître sous la pelle de n’importe quel bulldozer. Ce fut le cas en 1977, lorsqu’on découvrit les restes intacts – il ne manquait que la queue – de la petite Dima. Le gardien d’un troupeau de rennes signala un autre géant, et on trouva Masha dans la rivière Youribeï, qui s’avère être un lieu de concentration de mammouths. Dima et Masha sont exposées au Musée
zoologique de Saint-Pétersbourg, où des scientifiques spéculent sur le clonage de l’animal. Il y a, semble-t-il, assez de matière génétique conservée dans les bonnes conditions pour entamer le processus.
  Alors, cloner ou ne pas cloner ?
  Le débat est ouvert, mais en attendant, des pirates ratissent la toundra avec des moyens plus grands et plus performants que ceux des paléontologues et archéologues, perforant le sol, le creusant parfois même à la pelleteuse, à la recherche de poils, de peau, et d’ivoire.

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